Abercrombie and Fitch : le sens du client beau

«C'est pour cela que nous embauchons des gens beaux dans nos magasins. Parce que les gens beaux attirent d'autres gens beaux, et nous voulons nous adresser à des gens cools et beaux».
Voilà une citation qui coûte cher à son auteur, Mike Jeffries, le PDG de la chaine de magasins de prêt-à-porter Abercrombie and Fitch.
Il s'était déjà acquitté de 50 millions de dollars en 2005 dans le cadre d’une procédure judiciaire pour discrimination. En France, la marque est dans le viseur du Défenseur des droits Dominique Baudis, qui va réaliser une enquête afin de vérifier le caractère éventuellement discriminatoire de ses pratiques de recrutement.

Une réussite économique remarquable
Il y a vingt ans, le sulfureux Mike Jeffries a pris la tête de cette enseigne créée en 1892 spécialisée dans les articles de randonnée et de chasse, un peu à la manière de notre regrettée Manufrance pour ceux qui s'en souviennent. En plus d'un siècle, Abercrombie and Fitch a connu de nombreux revirements dans son positionnement jusqu'à adopter celui du "casual luxury".
C'est ce positionnement audacieux qui a permis à l'enseigne de réaliser un chiffre d'affaires de 3,5 milliards de dollars (dont 700 millions en ligne) dans plus de 1000 magasins sur la planète (sous ses 4 marques).
Reconnaissons à ce chef d'entreprise le talent de développeur et surtout de marketer.

Une expérience client réussie
Tous les spécialistes de l'expérience client ont cité les magasins Abercrombie comme un modèle ces dernières années, et moi le premier. Personnellement, lorsque je m'y suis rendu la première fois à la demande insistante de mes filles lors d'un voyage à New York, je ne m'y suis pas senti à l'aise du tout.
Les vitrines masquées, les persiennes aux fenêtres, le mannequin torse nu devant la porte, la semi-obscurité, la musique dance assourdissante, le parfum entêtant, rien ne me convenait en tant que client. J'ai compris simplement comme des millions de personnes que ce n'était pas un magasin pour moi, d'où mon admiration avec mon oeil de professionnel.
C'est là toute la beauté du concept Abercrombie : il est discriminant.
Du reste, c'est ce que déclare encore une fois avec maladresse son PDG : "Je me moque complètement de ce pensent tous ceux qui sont en dehors de nos clients ciblés".
Tous les professionnels du marketing, de la communication et de la distribution du monde rêvent de faire vivre une marque aussi forte, aussi "segmentante". Un concept réussi, c'est un concept parfaitement cohérent et évident pour les clients comme pour les collaborateurs. De ce point de vue, Abercrombie and Ficth est une réussite.

Un Président monstrueux
Mais là où le bât blesse, c'est que les propos de Mike Jeffries sont empreints d'un cynisme absolu et détestable. Le dirigeant d'Abercrombie devrait savoir que sa parole compte et aura un écho considérable, souvent plus fort que les campagnes de publicité de la marque.
Comme le dit Franck Joseph-Maurin -qui coache des chefs d'entreprise-, il devrait se considérer comme un "porteur de communication" et incarner la marque, faire vivre sa culture (relire mon billet à propos de l'exemplarité des PDG). Pour l'anecdote, lorsqu'on observe le visage de Mike Jeffries, on y voit des traces de chirurgie esthétique caricaturaux qui révèlent son obsession d'une certaine idée de la beauté et de la jeunesse éternelle; un autre signe que quelque chose cloche dans le discours verbal et non verbal (je sais que le coup est un peu bas de ma part, mais on ne peut pas s'empêcher d'y penser en le voyant).
Revenons au fond et à ses maladresses de communication qui coûtent cher à l'entreprise. Observez plutôt :
  • Il parle de "client beau" ? Une blogueuse très ronde se fait prendre en photo dans des pastiches à la manière d'Abercrombie.
  • "Abercrombie and Fitch ne veut pas laisser penser que n'importe qui, une personne pauvre, peut porter ses vêtements (...)", autre citation polémique qui va créer un mouvement initié par un internaute qui invite tous les clients de l'enseigne à donner leurs vêtements siglés aux sans-abris. résultat : une video sur Youtube vue par déjà 8 millions de personnes.
  • Les salariés troublés par cette affaire, et dont la satisfaction est mesurée par le site américain Glassdoor, mettent une note de 2,8 sur 5 à leur société.
  • La page Facebook d'Abercrombie est désormais le lieu de défoulement des opposants les plus virulents.
  • 80.000 personnes ont signé la pétition en ligne pour inciter l'enseigne à proposer toutes les tailles aux adolescents

Une "discrimination" nécessaire mais délicate
Je trouve les propos du PDG d'Abercrombie détestables et tout le monde peut voir dans les mauvais résultats en termes de vente publiés avant hier l'effet de cette déplorable attitude.

L'enseigne aura du mal à sortir de cette polémique qui enfle chaque jour, mais je ne peux pas m'empêcher d'y voir un immense gâchis d'un point de vue marketing.
Mike Jeffries devient le bouc émissaire et la cible de tous les consommateurs qui ne supportent plus le cynisme de certaines marques. Et pourtant, les regards se tournent vers lui, alors que personne ne s'offusque du slogan jeuniste de Petit Bateau "Jamais vieux pour toujours" vu dans l'édition de Elle de cette semaine avec une jeune fille de "215 mois" (soit environ 18 ans). Personne ne reproche non plus aux marques de prêt-à-porter féminin de ne pas offrir de taille supérieure à 40.

Les marques ont le devoir de discriminer au sens marketing du terme, c'est à dire ne s'adresser qu'à un certain type de clients. Les distributeurs ont l'impératif de faire vivre une expérience à leurs clients, une expérience empreinte des valeurs de la marque, et elle aussi segmentante.

Quand cette discrimination devient presque idéologique, quand le dirigeant de l'entreprise, plutôt que de défendre de belles valeurs, soutenues par une forte culture, s'enflamme sur les beaux clients et les beaux employés, il condamne sa marque a devenir haïssable.
Les clients se sentiront moins beaux en portant ses vêtements (à l'inverse de l'objectif de la "mentalisation" du prisme d'identité de la marque de Kapferer), le "reflet" de la marque -toujours en référence au prisme de mes leçons de marketing- va prendre des allures anxiogènes, et la "relation" va s'effilocher comme un vieux pull...
Ajoutons à cela le fait que le produit ne soit ni exceptionnel ni distinctif, on peut se poser la question : est-ce le début de la fin d'Abercrombie and Fitch ?

Billet écrit par Thierry Spencer du Sens du client, le blog des professionnels de la relation client et du marketing client.