IRRITANT (spécial automobile) : "Alors pour ça, il faudra voir avec mes collègues"

- Bonjour Monsieur, c'est le garage [...], vous êtes bien Monsieur Spencer ? Je vous appelle pour vous proposer un diagnostic technique gratuit de votre véhicule en 80 points.
- Merci mais j'ai fait le contrôle technique de ma voiture il n'y a pas longtemps.
- Ah oui, très bien, dans ce cas, je comprends. Au revoir (assez pressé de raccrocher).
- Attendez..., ma voiture est de 1998 et je pourrais en changer pour une neuve. Vous avez une offre à me faire ?
- Alors pour ça, il faudra voir avec mes collègues du service commercial.

C'est la conversation retranscrite fidèlement pour vous que j'ai eue la semaine dernière au téléphone, illustrée par une photo de photothèque du parfait employé.

Quelques chiffres pour planter le décor.

Le prix moyen d'une voiture est de 23.407 €, chiffre de l'année 2013, période pendant laquelle le marché automobile a reculé de 6%, une décroissance calculée sur un marché à -14% l'année précédente.
Le représentant de la marque que je ne citerai pas dans ce billet a vendu au mois de juin 61.517, en progression de 20%. Si ce constructeur m'avait vendu un véhicule neuf, j'aurai pesé 0.002% de ses ventes.
Dans ma conversation téléphonique, je me suis senti tout à coût peser pour 0.002% des préoccupations de mon interlocuteur. Mais était-ce sa faute ?

Pourquoi j'ai classé ce billet dans la catégorie "irritant" ?

J'ai donné une interview au magazine l'Argus au mois d'avril dernier pour un article intitulé "Le client, la principale bataille des professionnels" et mes propos sont parfaitement illustrés par la conversation que j'ai eu avec cet employé..
Je citais dans l'interview l'étude de l'Académie du service de décembre dernier qui  révélait que les trois secteurs les plus mal notés sur la perception de la qualité de service par les clients sont la banque, l’assurance et l’automobile (lire les résultats complets sur le blog).
Lorsque la journaliste me demandait ce que je préconisais, je répondais "Les constructeurs et leur réseau doivent adopter une vision longitudinale partagée des clients et décloisonner leurs activités VN,VO et après-vente. Le personnel doit pouvoir prendre en charge un client, même hors de son périmètre."

Revenons à cet employé du service après-vente, qui d'après moi appartient au garage et pas à un centre d'appel sous-traitant (ce qui pour le coup aurait peut-être donné un autre résultat). Son appel me fait poser un certain nombre de questions.

  • Fonction et rémunération. Admettons que sa fonction le limite à la relation client du service après-vente. Il gère des rendez-vous, reçoit des appels, gère des dossiers mais il ne vend pas de voitures. Il doit passer un certain nombre d'appels vers une liste de clients susceptibles d'être intéressés par l'offre cet été. Sa rémunération variable est peut-être indexée sur la satisfaction des clients du SAV, avec un bonus sur le nombre de rendez-vous pris cet été (ce qui expliquerait son empressement à raccrocher). Et si sa rémunération variable dépendait d'indicateurs collectifs et non pas individuels ?
  • Organisation. Quand on sait que les constructeurs automobiles gèrent globalement mal la relation avec leurs clients dans la durée, qu'ils n'entretiennent pas cette relation pendant la vie du client, chaque contact est une occasion de faire la différence car pour le client, ce n'est pas l'employé du SAV de cette concession qui appelle mais le représentant de la marque. On attend au minimum de cette personne qu'elle prenne soin de vous pendant la conversation et qu'elle vous dirige vers la bonne personne, ou qu'elle prenne vos coordonnées et une personne vous rappelle. L'enjeu est celui de l'intérêt collectif de la concession, de la marque et le décloisonnement entre les services (pour lutter contre la fameuse vision "en silo"). Le secteur de l'automobile est-il le seul concerné ?
  • Formation. Si vous êtes un professionnel de la relation client, vous savez que passer un appel téléphonique, c'est un métier. Si vous respectez cette profession, et si vous avez conscience des enjeux, vous savez que vous n'allez pas sous-payer votre prestataire. Car la personne en ligne consacre 15% du budget de son ménage pour vous et représente une grande valeur pour votre marque. Si on confie un appel à un collaborateur, le minimum n'est-il pas de le former ?
  • Sens du client, sens commercial. La perte potentielle de cet appel est de 23.407 euros. Quand on y songe, c'est assez incroyable de s'entendre dire "il faudra voir avec mes collègues". Je ne blâme pas cet employé mais son management qui ne lui a pas fait prendre conscience des enjeux, ne l'a pas formé, ne lui donne pas les moyens d'avoir le sens du client, que j'entends ici par le sens des affaires, le sens commercial. Avant d'être de bons professionnels de la relation client, sommes-nous de bons vendeurs ? Pourquoi cet employé n'a pas saisi cette occasion de sortir de son périmètre ? Rappelons que selon le Baromètre Cultures Services, la plus mauvaise note donnée par les clients du secteur automobile est "ils sont capables de s'affranchir des règles pour me satisfaire".
  • Connaissance du client. Grosse faiblesse des constructeurs : la connaissance du client. Depuis mes 18 ans, j'ai roulé avec des véhicules de marques différentes, cinq pour être précis. Si je rentre dans la concession d'une de ces cinq marques, aucune ne me dira "nous sommes content de vous revoir". Aucune ne sait qui je suis, combien j'ai d'enfants, quels sont mes préférences de déplacement, quels sont mes revenus. Ma marque de voiture n'a pas donné à mon interlocuteur les informations utiles (date de mon contrôle technique, âge de mon véhicule) pour s'entretenir avec moi. Cela fait des années que je ne reçois plus de sollicitations personnelles d'aucune de mes cinq marques. Où sont passés les millions investis dans des outils de CRM ?
  • Stratégie de la marque. On ne change pas une stratégie de marque automobile, car les personnes qui écrivent cette stratégie ne vous parlent que de gamme, de part de marché et de part de voix. Alors, bien entendu, chacun se développe à l'international, signe des alliances, innove dans ses solutions mobilité, dans ses initiatives écologiques pour répondre au besoin du marché... Mais prenons l'exemple du constructeur automobile de ma voiture. Il a dépensé en 2013 la somme de 412 millions d'euros en publicité en 2013, en croissance de 8.2% par rapport à l'année précédente. Les ventes de véhicules de cette marque ont quant à elles baissé de 2.8%. Et si le budget publicitaire supplémentaire de l'an passé (30.5 millions) avait été consacré à former mon interlocuteur et ses collègues ? M'aurait-il répondu "Alors pour ça, il faudra voir avec mes collègues" ? Auraient-ils pu tous ensemble vendre les 13.075 véhicules neufs qu'il manquait pour finir l'année 2013 au même niveau que 2012 ?